G. Bernanos







Quelques indices pour savoir reconnaître un riche d'un pauvre...

...et vous éviter ainsi quelques impairs ;-))

















Avant même de lui serrer la main, apprenez à l'observer...
Je vous explique :

La main de Monsieur Riche est en peau très fine, presque transparente.
Les doigts sont longs, les ongles roses et carrés, coupés courts. À son annulaire, une chevalière en or, avec ses armes, brille.
Ému, Monsieur Riche admire ses mains...
Il pense à toutes les mains célèbres qu'elles ont serrées. Il pense à tous les chevaux, chiens, jolies femmes qu'elles ont caressés. Il pense à tous les contrats qu'elles ont signés, aux liasses de billets de banque qu'elles ont palpées.

La main de Monsieur Pauvre n'est pas taillée dans la même peau.
Celle-ci est épaisse et grumeleuse, comme les gros cuirs de mauvaise qualité. Quand Monsieur Riche doit serrer la main de Monsieur Pauvre, il a toujours l'impression que Monsieur Pauvre a gardé ses gants de chantier.
Monsieur Pauvre a les doigts épais et cours, avec des ongles noirs. Il n'a que neuf doigts. Il en a perdu un, écrasé par un parpaing. Mais il le supporte très bien...
Monsieur Pauvre s'est d'ailleurs toujours demandé pourquoi il avait dix doigts ; petit, déjà, il ne savait rien faire de ses dix doigts. Son petit doigt, il n'a jamais compris à quoi il pouvait bien servir : il ne boit jamais de thé et ne joue pas du piano.

Le seul inconvénient, c'est au café, avec ses copains, quand il veut commander dix pastis en levant ses deux mains ouvertes. Il est obligé de de s'y reprendre à deux fois...



Les pieds aussi sont différents...
PIEDS NUS, en pauvre, se dit VA-NU-PIEDS !

On est dimanche.
Monsieur Pauvre est assis sur une chaise au milieu de la cuisine, en maillot de corps, le pantalon retroussé jusqu’au genoux. Penché sur l’eau grise d’une cuvette en zinc, il regarde ses pieds...

Monsieur Riche sort de sa cabine de balnéothérapie, en peignoir blanc ; Il s’asseoit sur un tabouret en acier brossé, se penche et regarde ses pieds avec affection.

Monsieur Pauvre sort ses pieds de la cuvette, les égoutte, puis les essuie avec un torchon, comme on essuie des pommes de terre. Ses pieds ne sont pas très beaux, on dirait des topinambours. Ils sont couverts de protubérances, d'oignons, de cors, de durillons qui le narguent. Il les cache bien vite dans ses charentaises.
Tout cela à cause des mauvaises chaussures qu’il a eues quand il était gosse. Il a dû marcher avec celles de son grand frère. Et surtout il s’est fait marcher sur les pieds d'innombrables fois...

Monsieur Riche caresse ses jolis pieds de pianiste.
Il les lave tous les jours, puis il les masse avec une crème adoucissante aux algues marines. Il les regarde avec reconnaissance et il leur parle. Il les félicite pour le chemin parcouru. Il pense à tous ceux qu’ils ont piétinés, à tous les coups de pieds au cul qu’ils ont donnés et qui lui permettent d’être à la place qu’il occupe aujourd'hui.
Il leur choisit, avec amour, des chaussettes, des fines, en fil d’écosse...

Monsieur Pauvre change rarement de chaussettes. Il attend qu’elles tiennent debout toutes seules...
Il ne s’occupe pas beaucoup de ses pieds, il les lave seulement le dimanche. Il ne leur parle jamais.

Monsieur Riche n’a qu’un seul souci avec ses pieds : c’est au niveau des chevilles.
Depuis qu’il est coté en bourse, il a les chevilles qui enflent.
Mais finalement, il s'y fait !



Mais vous n'aurez peut-être pas l'occasion d'observer les pieds directement...
Observer cependant leur emballage :
SOULIERS, en pauvre, se dit GODASSES...

Monsieur Pauvre n’est, en effet, pas verni. Et ses pompes non plus !
Ses chaussures n’ont pas la vie belle : elles sont toujours sur la brèche.
Elles font les trois huit, sans jamais un jour de congé. Elles sortent par tous les temps, elles n’ont jamais de repos, pas même la nuit, parce que souvent Monsieur Pauvre dort avec ses chaussures qu’il a peur de se faire voler.
Elles sont mal nourries, mal entretenues et on ne les fait jamais briller.

Monsieur Riche, par contre, est verni. Et ses souliers aussi ! La chance est avec eux.
D’abord, elles ont beaucoup de temps libre et ne travaillent pas tous les jours.
Monsieur Riche a un nombre impressionnant de paires de chaussures. il en change tous les matins, ce qui donne, à chacune, de nombreux jours de congés.
Leurs conditions de travail sont très agréables : elles glissent sur les parquets cirés ou elles s’enfoncent dans des moquettes épaisses.
Les vernies sont les plus vernies : elles ne travaillent que le soir, elles dansent et boivent du champagne. Elles ne travaillent jamais le lendemain et peuvent faire la grasse matinée. On les nourrit généreusement avec des crèmes à la cire d’abeille.

La seule ombre au tableau, c’est leur fin de vie.
Alors qu’elle pourraient profiter d’une retraite heureuse, il leur arrive la pire des mésaventures : on les donne à Monsieur Pauvre !

Et elles meurent très rapidement...de honte !

(d'après Jean-Louis Fournier)



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