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- deuxième partie -
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             La maison des Giraud ne désemplissait plus. Du matin au soir toutes les commères de l’endroit (et même il en venait des communes environnantes), s’abattaient comme des pies sur la ferme, prenant des prétextes pour entrer et faire jaser les gens.

             Ce qu’on voulait savoir, c’était le nom du promis choisi par Janie. Tout le pays en clabaudait par la raison que personne n’était renseigné. Et puis c’était les galants aussi qui rôdaient par les chemins. Ils accouraient là mieux qu’à la messe, disait le curé, car la Janie était de bonne prise tant par ses vertus et beautés que pour le bien de ses père et mère, sans compter le sac de beaux écus sonnants dévolus à la rosière de Lachapelle !

             Comme on avait fini les foins, cela faisait un peu de repos à la ferme, heureusement, car il fallait avoir du temps de reste pour tenir langue à tous ces visiteurs intéressés, à toutes ces commères, à tous ces entremetteurs de mariage.

             Ce n’est pas qu’ils fussent reçus avec de grandes politesses, sauf par la mère Giraud, qui se démenait pour tout le monde, enragée de trouver un gendre qui convint à la fois à Janie, au père et à elle-même. Mais la chose ne semblait pas aisée. Le père Giraud tordait le nez sur tous les paysans, Janie riait comme une folle à chaque proposition nouvelle, et la bonne femme devenait toute sèche et maigre comme une broche, à tant bavarder et se tenir sur ses jambes pour accueillir et reconduire les visiteurs, le tout en pure perte.

             Cependant le temps approchait où il fallait prendre un parti. C’était là-dessus qu’on se disputait maintenant chez les Giraud, tous les soirs, les portes closes. Le vieux s’attablait devant un pichet de vin, avec sa femme à ses côtés, qui filait sa quenouille. Des deux grands fils, l’un fumait la pipe, et l’autre, plus raffiné, lisait les journaux.. Tout cela autour d’une table éclairée par deux chaley, un à chaque bout, qui pendaient du plafond tout noir au-dessus ; tandis que Janie se balançait sur sa chaise, les mains oisives, malgré qu’elle eût un travail au crochet, mignon et délicat, tout commencé et posé près d’elle.

             Elle était la plus rapprochée de la fenêtre ouverte au frais du soir, parce qu’elle aimait, avant tout, à lever le nez vers le ciel quand il y avait beaucoup d’étoiles. Et puis, dès que le rossignol venait à chanter, Janie n’écoutait plus, ne répondait plus : mais elle tendait le cou, rosée jusqu’aux yeux, et comme si elle eût été l’amoureuse pour qui cet amoureux chantait. De quoi s’impatientait la mère Giraud, qui l’aurait souhaitée plus raisonnable et sensée au lieu de demeurer ainsi muette et ébaudie pendant des heures, comme une innocente.

             Et tous les soirs la dispute recommençait, excepté les fois où la mère avait retenu à souper quelque beau gars des environs, bien en fortune et en naissance car les paysans ont leur fierté là-dessus, et qu’elle eût désiré de voir remarqué par Janie. Mais c’était précisément ces jours-là que Janie choisissait pour bayer à la lune. Et il n’y avait pas à la tirer de sa songerie quand ça lui prenait. Autant aurait valu que la fermière tint des discours à sa quenouille ou bien au fuseau qui virolait rageusement dans ses doigts.

             Dès qu’on était seul, le tapage reprenait. Jamais on ne s’était tant querellé sous le vieux et honnête toit des Giraud. Quelquefois l’homme s’écriait :

             - Au diantre soient la couronne et le sac d’écus ! Je n’en voulons point : voilà qui est dit.

             Mais Janie, qui sans doute avait son idée, maintenant répondait la même chose que la mère Giraud, à savoir que cela ferait tort à sa réputation si l’on refusait.

             - Alors tu épouseras le premier venu , pas vrai ? criait le père.

             Janie regardait les étoiles.

             - Pourquoi que tu ne veux point choisir ? recommençait la mère Giraud.

             Le fils lâchait sa pipe et répétait :

             - Pourquoi ?

             - Tio, tio, tio, tio, chantait le rossignol.

             Et Janie ne répondait plus.

             Pourtant le maire et le curé avaient chapitré le père Giraud sur ses visées ambitieuses et l’avaient fait tomber d’accord qu’il fallait accorder Janie à un homme de son rang, pour toutes sortes de bonnes et sérieuses raisons qu’ils lui expliquèrent. Le vieux en était bien affligé en dedans, et cela lui coûtait d’en rabattre sur sa princesse. Cependant on lui avait donné la peur du ridicule si Janie n’était point couronnée et mariée, puisqu’on l’avait choisie pour cela et dans le but de lui faire récompense et honneur.

             Dès lors qu’il lui fallait abandonner son espoir chimérique, cela lui était bien indifférent qu’elle épousât Jacques ou Paul. Et il déclara chez lui que la petiote prendrait qui lui plairait sans qu’il en soufflât mot, qu’il ne s’en mêlait plus. De quoi Janie parut plus contente qu’on n’aurait pu s’y attendre, étant donnée son insouciance de tous les prétendants qui la visitaient.

             Restait la mère Giraud, maîtresse du terrain et d’autant plus âpre, tourmentant Janie du matin au soir. Aussi, pour s’en débarrasser, la petite déclara un soir que son choix était fait. Tout le monde fit silence, bayant le bec, attendant la suite ; Mais il n’y en eut point. Avec ses airs de demoiselle capricieuse elle raconta que cela la divertissait fort de voir accourir tous ces galants et qu’elle ne voulait pas se priver de ce plaisir avant le terme ; qu’elle ne dirait pas le nom de son accordé, même à lui-même ; que nul ne le saurait avant le jour fixé pour être déclaré publiquement à la mairie. Elle ajouta avec malice qu’elle ne voulait pas désespérer si promptement tant de jeunesses qui lui voulaient du bien et que les évincés connaîtraient assez tôt leur sort.

             Elle faisait rire ses frères, tant elle s’ingéniait en des mines drôles et coquettes pour faire avaler à tous son histoire ; mais la mère Giraud ne riait pas : elle brouillait de dépit tout le fil de sa quenouille. Comment ! Même à elle Janie ferait un secret de son choix !

             - Tiens ! riposta Janie assez irrévérencieusement, pour que toutes les commères l’aient appris avant demain soir ! Non pas, mère, sauf vot’respect ; ni vous ni personne.

             Alors la bonne femme se fâcha et voulut monter la tête au père afin qu’il ordonnât. Mais le vieux était bien aise que chacun fût vexé ainsi qu’il l’était, lui, et, pour faire rager les gens, il donna raison à Janie.

             - Mais si elle fait un mauvais choix ! criait la fermière.

             - Pfutt ! siffla le vieux en tapotant la table du fond de son pichet vide ; c’est son affaire.

             - Il n’y a pas de mauvais sujets dans le pays, dit l’un des frères.

             - Et moi, déclara sérieusement Janie avec un peu d’émotion qui étranglait sa voix, je suis incapable de choisir un mari qui ne serait pas digne de moi et de vous. Soyez tranquilles, les vieux, et laissez-moi faire comme je veux, pour mon plaisir et pour mon bonheur. Je vous jure, aussi vrai que je suis une honnête fille, que celui que j’ai choisi est le plus beau, le plus brave, le plus honnête, le plus intelligent et le meilleur garçon que je connaisse.

             La-dessus, de peur d’en dire trop long, se sentant tout emportée d’amour , elle se leva et courut s’enfermer dans sa chambre, dont elle tira le verrou.

             Derrière elle la mère, interloquée, demeurait les mains vides ; le père béait, et le fils, qui lisait le journal, s’interrompit pour dire, d’un ton sentencieux, que la Janie était amoureuse.

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             Enfin le jour était venu, ou plutôt la veille, car on était au soir et la cérémonie préliminaire avait lieu le lendemain. Toute la maisonnée des Giraud semblait rongée par la fièvre. On y jaunissait de curiosité, d’inquiétude, d’impatience et de colère aussi. Ils étaient tous vexés d’ignorer le choix de Janie. Et, comme ils ne voulaient point convenir avec les étrangers de l’ignorance bizarre où les tenait le caprice de leur fillette, ils avaient eu l’idée, chacun de son côté, de dire confidemment aux amis et aux proches qu’ils étaient dans le secret ; Naturellement ils avaient juré de le garder, mais ils se déclaraient fort satisfaits du choix, chacun d’eux insinuant que Janie n’avait agi que par ses conseils. Ils auraient été bien empêchés ensuite pour se démentir si le choix leur eût déplu ; mais, sur la foi de la fillette, ils allaient de l’avant et se compromettaient pour se donner de l’importance. Néanmoins ils étaient furieux, et certainement la mère Giraud serait tombée malade de sa curiosité si celle-ci avait dû tarder encore longtemps à être satisfaite.

             Mais on était à la veille du 1er juillet. Les grandes fêtes ne devaient avoir lieu que le jour du couronnement ; cependant on ne put se tenir de célébrer aussi ce jour qui devait être celui des mystérieuses accordailles. Et l’on convint d’un dîner fameux pour lequel en ce moment toute la maison était en l’air. Les servantes affairées faisaient un carnage de volailles ; les fourneaux fumaient , le four chauffait, les hommes fendaient du bois, perçaient des fûts. On entendait frire, bruire, rôtir, griller, crier les broches qu’on remonte ; et l’on sentait, de Lachapelle à Merlande, le fumet des lièvres et des truffes qui, pêle-mêle, cuisaient et embaumaient les airs.

             Ce qu’il fallut ajouter de rallonges aux tables et de nappes bout à bout, la mère Giraud n’en sut jamais le compte. A chaque instant quelqu’un ou quelqu’une venait rôder autour de la fermière, lui portant, qui des œufs frais pondus du matin, qui une poulette jeune et bien en chair, ou quelque filet de brochets et d’anguilles, ou des fruits triés sur le panier, afin de s’entendre dire en remerciements :

             - Vous serez des nôtres demain ?

             Pour un peu, les deux villages y auraient passé. D’ailleurs cette fête comptait pour les Giraud comme le repas des noces, puisque, au jour du couronnement, c’était le candidat-député qui offrait chez lui le dîner nuptial.

             C’est pourquoi l’on ne négligeait rien et l’on invitait, à tire-larigot, tous ceux qui demandaient à prendre part à ces noces de Gamache.

             On dressa le couvert dans la grange, les portes enlevées pour donner du jour et de l’air ; et le plafond, où pendait en ronds de dentelle grise et flottante le travail séculaire des araignées, fut caché par un entrelacement de branches vertes.

             Les garçons parsemèrent le sol de feuillée. Janie elle-même fourragea tout un champ pour enguirlander la nappe de coquelicots et de bleuets, mêlés aux lis emblématiques qui se dressaient à chaque bout en longs bouquets de thym et de roses, tandis que le hasard de la saison fournissait, pour sa part, à la salle du festin les fortes exquises senteurs des foins coupés.

             Tout le monde tombait de fatigue à la nuit venue, et, comme il fallait être debout dès la première heure pour achever la besogne, on abrégea la veillée, peut être aussi par une impatience de voir se lever ce lendemain tant attendu.

             Janie dans sa chambrette, seule enfin, délivrée, s’abandonnait à toutes ses songeries. Et bien douces elles devaient être, car Janie les accueillait la bouche entr’ouverte en un sourire mystérieux qu’elle faisait au ciel.

             Elle avait coutume de veiller et de prier à sa fenêtre, en compagnie, disait-elle, parce qu’elle était peureuse et que cela suffisait à la rassurer de voir les yeux d’or des étoiles clignoter vers elle.

             Elle veillait donc ce soir, n’ayant point sommeil, mais au contraire, une grande agitation de tout son petit être, la tête et le cœur . Toute sa vaillantise si résolue ne l’empêchait point d’appréhender la journée du lendemain. Et, comme les bons poltrons, elle fanfaronnait toute seule afin de s’entretenir en courage jusqu’au moment voulu. Même elle s’occupait de ses nippes, lesquelles, comme pour le reste, elle avait choisies toute seule, sans prendre l’avis de la mère Giraud, dont les griefs n’avaient fait que s’accroître. Songez que Janie, qui pouvait prétendre à se costumer en demoiselle, avec le chapeau à la dernière mode et la robe troussée, s’était avisée de porter ce jour-là une toilette d’une simplicité bizarre qui ne rimait à rien, ni à la ville, ni aux champs. C’était un cotillon, un peu bien écourté pour une rosière, fait en percale à fleurs, des fleurs des prés sur un fond blanc, avec un tablier mignon de soie mordorée et le fichu-gorgerette assorti, ni plus ni moins. Un bout de dentelle par-ci par-là, un ruban qui s’envolait de la taille, et un grand chapeau de bergère, tout rond et floche, avec des fleurs dessus mêlées dans des herbes. Imaginez une bergère en vieux saxe. D’autant que la maligne, un jour qu’elle s’ébahissait de voir à la devanture d’un bibelotier un groupe représentant un Janot avec sa Jeannette - dont le Janot en veste camaïeu lui rappelait José, - avait copié pour elle la toilette de la bergère.

             Et cela s’étalait sur des meubles, tout frais, tout prêt à mettre. Janie, passant une dernière fois la revue de ses armes, constatait que rien ne manquait, ni les mitaines au point de dentelle, ni les souliers plats à rubans.

             Comme après tout, il était essentiel qu’elle fût belle et fraîche le lendemain et que le sommeil frotte d’un fard rose les paupières lassées, Janie se persuada qu’il lui fallait dormir quand même. En conséquence, elle souffla la lumière pour se dévêtir, comme elle faisait toujours à cause des yeux curieux des étoiles, qui là-haut clignotaient.

             Ensuite, à l’aise dans sa jupe toute blanche, la poitrine voilée d’un grand fichu tout blanc, les cheveux troussés et les pieds nus, elle vint faire sa révérence à la Vierge de porcelaine dorée, dressée sur un escabeau de petits anges joufflus, avec une couronne de fleurs en papier sur la tête et un cœur de cornaline au cou, et qui trônait, les mains ouvertes, au beau milieu de la commode. De chaque côté il y avait des fleurs, des vraies alors, dans de petits vases en verre bleu gagnés au tourniquet de la foire ; C’était la chapelle de la fillette, ainsi installée depuis sa première communion. Les livres pieux se dressaient de chaque côté, faisant barrière aux objets profanes qui garnissaient la commode. Un bénitier s’étalait sur le mur, écartelé d’une branchette de buis béni. De l’autre côté pendillait une belle cage neuve.

             Dans le clair de la nuit lumineuse, Janie voyait très bien le ménage de ses fauvettes, en ce moment endormi. Le nid était tout plein de petites têtes nues qui passaient au bord, entre les ailes écartées de la fauvette. Et le mâle, tout proche blotti, dormait en boule, le cou retourné, son bec piqué dans la collerette de la jeune mère, comme si le sommeil l’avait surpris dans ce becquettement tendre.

             Janie les regardait en trempant son doigt dans le bénitier. Cependant elle fit sa génuflexion et mouilla son front d’une gouttelette perlée… Et puis, le bras en l’air, elle s’arrêta : voilà que le rossignol chantait ! Mais non point là-bas, sous les taillis, ou même plus près, dans les marronniers du jardin. On eût dit que la sérénade éclatait sous la fenêtre, dans le buisson, au ras du fossé, n’était que les rossignols ne se cachent point dans les herbes pour y faire de la musique.

             Janie écouta un peu de temps la plainte divine de ces trilles doucement cadencés. Tantôt mourants de langueur, tantôt précipités, haletants, aigus, prêts à s’achever dans un cri de délire. Puis elle s’en vint sur la pointe de ses pieds nus se pencher à la fenêtre, regardant fixement devant elle, dans l’ombre des hautes broussailles.

             Elle ne s’était pas trompée : c’était bien là que nichait l’oiseau. Alors, toute leste et sans bruit, elle ouvrit sa porte qui donnait sur une galerie extérieure, fit trois pas, trouva l’escalier de bois accolé au logis, descendit quelques marches, se penchant sur la rampe, regardant obstinément vers le fossé.

             Le rossignol ne chantait plus et rien ne bougeait. Mais les yeux de Janie étaient habitués à la vision nocturne dans le plein air des champs ; au bout d’un instant, elle leva le bras et fit un signe impérieux du côté des broussailles. Rien ne vint. Alors elle appela doucement :

             - José ! José !…

             C’était à la croire folle, car personne ne lui répondit, et le grand silence continue, sans un murmure, autour de la maison endormie. Alors Janie, perdant patience, cria presque haut :

             - José !

             Cette fois , elle vit du fossé se lever « lou flutaïre », tout effaré et prêt à s’enfuir. Mais Janie répétait son geste. Il s’arrêta, croisant ses mains d’un air suppliant, puis recula encore vers le chemin. Alors Janie s’apprêta à l’aller chercher. Elle descendait et sa petite silhouette blanche se voyait filant à travers les barreaux sombres. José, éperdu, accourut.

             - Enfin , grommela Janie, c’est heureux : approchez-vous donc là-dessous.

             Elle était remontée à demi de son échelle et lui parlait d’en haut.

             - Pourquoi n’êtes-vous pas revenu depuis l’autre jour, comme je vous avais dit ?

             - Janie, rentrez chez vous, je vous en supplie, répondait-il, et pardonnez-moi si j’ai voulu encore un soir chanter pour vous. Demain ce sera fini. Mais rentrez, rentrez !… Oh ! si l’on s’éveillait !…

             Elle répéta :

             - C’est votre faute : pourquoi n’êtes-vous pas revenu ? J’avais besoin de vous parler.

             - Non, Janie, vous n’avez rien à me dire, qu’un adieu pour toujours, car je quitte le pays demain.

             - Par exemple ! Et où voulez-vous aller ?

             - Qu’importe !

             Janie délirait tous bas, avec une grande envie de dire quelque chose . Cependant elle s’en retint, très obstinée dans ses idées. Mais elle se pencha plus près vers José, tout ébloui, les yeux levés sur cette apparition virginale qui semblait lui venir du ciel, et elle lui dit câlinement :

             - Mon José, je ne veux pas que vous partiez demain : j’ai besoin de vous.

             - Moi ! pauvre ? dit-il, effrayé.

             - Vous, José, mon ami depuis toujours.

             - Je ne comprends pas, dit-il après avoir un peu rêvé ; mais dites, Janie, que faut-il faire ?

             - Il faut que vous veniez demain à la mairie, avec tout le monde, pour entendre…

             - Oh ! pas ça…, pas ça…, Janie. Demandez-moi tout, mais pas cela ; jamais…

             Et le malheureux se prit aux barreaux pour se soutenir, car le cœur lui manquait.

             - Il le faut cependant bien, poursuivit l’entêtée fillette, parce que j’ai pris une résolution qui pourra faire du tapage, et j’ai besoin de sentir votre amitié auprès de moi pour m’encourager.

             - Vous aurez votre promis, balbutia José.

             - Je n’ai pas de promis, déclara nettement Janie.

             - Pas de promis !… Eh bien alors, et la couronne ?…

             - C’est précisément ce que je veux demander, c’est la couronne sans le mariage. Je ne veux pas me marier… encore.

             - Serait-il possible ?… Oh ! Janie, que me dites-vous là ?… Mon Dieu, si c’est vrai, que je serais donc heureux !…

             - C’est vrai, répondit Janie.

             - « Lou flutaïre » pleurait maintenant comme un enfant, la tête renversée, abandonnée, regardant de toute son âme la fillette qui lui souriait, malgré qu’elle eût aussi de bonnes larmes dans les yeux.

             Elle dit, tout émue :

             - Vous ne quittez plus le pays maintenant ?

             - Non, ma Janie.

             - Et nous irons encore dans le chemin vert, courir sur la mousse et nous asseoir dans le creux des haies en nous tenant par la main, comme autrefois, pour ne rien dire pendant bien longtemps ?…

             - Oui, ma Janie.

             - Et vous ne serez plus malheureux, mon José ?

             - Oh ! non, ma Janie. Et que le bon Dieu vous bénisse !

             - Il nous bénira, bien sûr, José. Voilà déjà longtemps que je le lui demande. Seulement je ne savais pas comment il s’y prendrait . C’était si difficile ! Mais c’est lui, certainement, qui m’a fait envoyer cette couronne de rosière, car sans ça…

             - Je ne comprends pas, murmura José, qui ne pouvait en effet comprendre, mais qui sentait venir au loin, bien loin, quelque bonheur immense.

             Elle mis en souriant un doigt sur ses lèvres :

             - Chut ! Partez maintenant. Bonsoir et à demain !

             Il répéta, tout étourdi :

             - A demain, Janie !…

             Elle remontait lentement les marches, qui demeuraient silencieuses sous la légèreté de son pied nu. Et José, qui pensait rêver, s’inquiétait et redevenait triste à la voir ainsi monter toute blanche, comme si elle s’en retournait dans les cieux.

             Elle ouvrit sa porte, qui se referma sans bruit. Puis elle apparut à la fenêtre. Plus rien sur le chemin que les grandes ombres des chênes. Elle le crut parti, ferma ses rideaux, et sur sa couchette blanche, très calme et souriante, la fillette s’endormit.

             Cependant le rossignol s’était remis à chanter. Et jusqu’au jour il répéta la mélodie chaste et passionnée que les rossignols soupirent aux roses pendant leur sommeil.

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             Le 1er juillet arrivait un dimanche. Jamais même aux bonnes fêtes, on n’avait vu à Lachapelle-Saint-Jean tant de monde assister aux vêpres. Il est vrai que l’église était fraîche et que cela valait bien les cabarets, qui, du reste, étaient aussi remplis que l’église pour attendre l’heure de la cérémonie.

             Car la nomination officielle de la rosière prenait les proportions d’une cérémonie, grâce aux efforts du candidat-député pour attirer l’attention sur cette innovation généreuse. Ce jour- là, les paysans furent régalés de boisson aux frais du candidat, et pas un qui, ayant bien bu, ne jurât tout le jour qu’il voterait pour un si brave homme.

             Tant de beuverie entretenait une gaieté bruyante. On chantait sur les routes et dans les tavernes. Le soleil même achevait de griser les plus sobres ; sans compter que la plupart, qui devaient s’attabler chez les Giraud, se réjouissaient bruyamment par avance de ces franches lippées. Ajoutez la fanfare de la ville, qui était venue prêter son concours et commençait par accompagner dans l’église le tantum ergo et le O Salutaris que les petites élèves des Sœurs braillaient du nez sur un joli petit ton clairet. Cela faisait un vacarme pieux et réjouissant dont l’église ronflait jusque dans ses vitraux, et qui, passant le seuil, se répandait sur la place parmi les attroupements où l’on s’excitait.

             Enfin les cloches carillonnèrent ; les fidèles s’élancèrent dehors, et la fanfare mugit une marche en marchant elle-même vers la salle de la mairie et suivie, comme d’usage, de toute la jeunesse affolée marquant le pas. On eût dit le passage d’un troupeau gigantesque, tant tout cela brouillait maintenant dans la poussière qui montait sous le piétinement lourd et traînant des paysans.

             La mairie avait été décorée de guirlandes de verdure et le drapeau flottait au bord du toit. Dans la salle fraîche , le conseil municipal trônait avec son maire en écharpe et le candidat-député, en habit, ganté de jaune.

             Un fauteuil au milieu restait vide ; mais bientôt M. le curé parut et s’y installa. Les bancs disposés en rangs tout le tour de la salle s’emplirent à craquer de gens qui s’empilaient fraternellement, se serrant les côtes et échauffant l’air heureusement embaumé des senteurs du fenouil et des menthes.

             La population élégante du bourg occupait des chaises au-devant de la table du conseil. Et sur le premier rang s’étalait au grand complet toute la famille des Giraud, en vêtements cossus, les hommes ayant tous des chapeaux neufs.

             Enfin, debout dans un angle et occupant l’embrasure d’une fenêtre, se tassaient les galants de Janie, c’est à dire toute la jeunesse de vingt à trente ans de toutes les communes environnantes. Pour se tirer mutuellement d’embarras, ils s’étaient assemblés en un tas, comme sans le faire exprès, ce qui fit que José, bien que moralement hors concours, se trouva pris dans le groupe, et même, comme il n’était point de grande taille, on le repoussa devant les autres, avec les petits, afin que tout le monde pût voir.

             Cela gênait bien un peu « Lou flutaïre », d’être aussi près de Janie et du beau monde, lui, vêtu comme un berger de Watteau, avec sa veste longue de couleur tendre, son linge blanc et fin comme de la dentelle, ses grands cheveux en toison d’or et ses mains délicates d’artiste et son fléchissement d’infirme, en arrière, sur la hanche tournée, appuyé sur un long bâton. Il se trouvait si misérable, si honteux de son sort et de sa personne, qu’il se tenait toujours à l’écart : et voici que le hasard le plantait tout en avant des autres aujourd’hui. Il en était pâle et baissait les yeux.

             Le candidat-député, dont l’imagination fantaisiste s’était donné carrière, avait réglé la mise en scène, et il promenait son regard satisfait sur la bonne tenue de ses figurants. Il fit un geste et la fanfare, groupée derrière le conseil, attaqua l’ouverture de Guillaume Tell. Sur un autre signe elle s’arrêta, et le candidat commença son discours. Il parla un peu de la rosière, beaucoup de son dévouement au pays, et il toucha quelques mots de la politique. Ensuite il se rassit, s’essuyant le front noblement, d’un fin mouchoir de baliste, pendant que les applaudissements éclataient jusque sur la place, où on ne l’avait point entendu.

             M. le curé déclara qu’il se réservait pour le couronnement, mais qu’il voulait remercier le conseil et la fabrique du choix qu’ils avaient fait en la personne de Janie Giraud, qui appartenait aux Enfants de Marie, dont elle était la gloire et l’exemple.

             La mère Giraud tira son mouchoir et moucha ses larmes ; le père toussa comme s’il étranglait.

             M. le maire se leva. Subitement il y eut un silence qui permit d’entendre bourdonner les mouches. Je crois bien qu’on aurait entendu aussi carillonner les cœurs sous plus d’un gilet, sous plus d’une guimpe. M. le maire parlait. Il racontait l’histoire de ce couronnement : comment l’idée avait jailli du cœur, du noble cœur de M. X…, « notre futur député » …Ensuite il expliqua les conditions imposées à la rosière, à savoir la déclaration publique de son promis, afin qu’il n’y eût point de surprise ni d’erreur, et que, si l’élue avait été fréquentée d’une façon compromettante par un garçon autre que celui qu’elle avait choisi pour époux, on pût lui contester le droit d’être rosière et lui retirer la couronne. On prendrait six semaines pour attendre les révélations d’empêchement qui pourraient se produire.

             Il demeurait entendu que la famille n’élevait point d’obstacle contre le prétendant et que c’était de son consentement qu’il allait être présenté par la fiancée.

             Le magistrat posa directement cette question au père et à la mère Giraud, qui ravalèrent leur angoisse pour répondre très crânement l’un et l’autre :

             - Oui, bien, monsieur le maire.

             - Alors, mademoiselle Janie Giraud, repris celui-ci gravement, levez-vous et faites-nous connaître le nom du promis que vous avez choisi pour être unis ensemble le 15 août prochain.

             Janie, sous son grand chapeau fleuri, était pâle comme une petite malade. Cependant elle se leva. Il lui parut bien d’abord que la terre manquait sous ses pieds, que la salle tournait et qu’un grand vent lui soufflait dans les oreilles. Elle fut même sur le point de se rasseoir, ne sentant plus ses jambes. Mais, en tournant la tête à demi pour chercher sa chaise, elle aperçut tout près d’elle un corps qui tremblotait, un bâton qui vacillait. Elle leva tout à fait les yeux et compris que José perdait connaissance . Alors, d’un grand coup de cœur qui la réconforta, elle fit deux pas, saisit la main de José, le tira près d’elle, bien près pour qu’il s’appuyât sur son épaule s’il défaillait, et, d’une voix toute cassée, mais forte tout de même et comme si elle criait, elle dit :

             - Voici mon promis ; c’est José de Merlande.

             Les Giraud venaient de recevoir un coup qui leur enlevait le souffle. Il y avait des « oh ! » étouffés dans toute l’assistance. José tirait sa main pour se faire lâcher et s’enfuir. Le curé fit : « Hum ! » Tout le monde le regarda. Et lui regarda José en souriant avec un signe de tête d’encouragement. Ensuite il fixa les yeux sur les Giraud d’un air sévère, et de même sur toute la foule, dont le murmure s’apaisa. Alors il dit d’un ton d’autorité, comme il faisait au prône :

             - Je vous félicite, Janie Giraud ; vous avez fait un bon choix, qui sera approuvé par tout le monde. José est un brave garçon, un ouvrier intelligent et habile dans sa délicate industrie. Il est sage, il ne fréquente point les cabarets et les mauvaises compagnies. Personne n’a jamais eu à se plaindre de lui, au contraire. Chacun sait qu’il est serviable et généreux. Le bonheur qui lui arrive aujourd’hui lui était bien dû. Et vous voyez que le bon Dieu n’abandonne jamais les siens. Je félicite également la famille Giraud d’avoir permis ce mariage, malgré l’apparente disproportion de la fortune. Cela fait honneur à ses sentiments. D’autres gens auraient pu se montrer vaniteux de leurs biens et ne pas vouloir d’un ouvrier pour Janie ; mais les Giraud sont de braves gens qui placent l’honnêteté au-dessus de tout et qui donnent par là un bel exemple à la commune.

             M. le Curé avait fini. Il se tourna pour parler bas à M. le maire et put ainsi dissimuler le fin sourire moqueur qui remuait ses grosses bonnes lèvres paternelles. Certainement tous les Giraud étaient englués par ce beau discours, comme une brochette de moineaux, et empêchés de faire la moindre grimace, sous peine de perdre le bénéfice de cet encens dont on venait de les régaler.

             Le père Giraud racla sa chaise un peu fort en la tirant de dessous lui pour se lever ; la mère rajusta son châle d’un geste sec ; mais tous les deux firent un semblant de bonne mine en sortant les premiers de la salle, suivis par leur fils. Même ils disaient aux gens autour d’eux :

             - Allons, allons la soupe est servie ; venons-nous en bien vite à la ferme.

             Cependant ils affectaient de ne pas regarder derrière ce que devenait Janie.

             Janie avait eu beaucoup de peine à faire comprendre à José, en lui parlant tout bas, qu’il ne devait pas avoir cet air de surprise et de honte qui lui donnait à elle l’air d’avoir menti, ce qui était bien un peu vrai ; mais que, si elle n’avait agi comme elle avait fait, elle ne serait jamais venue à ses fins, vu que tout le monde et José lui-même se seraient arrangés pour l’en empêcher ; tandis que maintenant c’était fini : il n’y avait plus à y revenir.

             Et, comme elle tenait toujours la main de José, elle l’obligea à demeurer là à répondre quand M. le maire lui dit d’envoyer ses papiers pour la publication, quand M. le futur député lui fit ses compliments en lui serrant démocratiquement la main, quand M. le curé lui tapa sur l’épaule en disant :

             - Eh bien , José, tu es content, mon vieux ?

             Certes il aurait été bien content s’il avait pu se persuader qu’il était bien éveillé et que toute cette merveilleuse histoire n’était point la suite de quelqu’un de ces rêves qu’il avait l’habitude de faire quand il s’endormait le soir, au coin d’un bois, saoûl d’avoir chanté en buvant les rayons blonds de la lune à même de sa coupe ronde. Il sentait bien les petits doigts de Janie qui lui tapotaient la main, et par ces doigts seuls il tenait encore à la réalité des choses. Il était bien forcé d’admettre aussi qu’il marchait auprès d’elle, traînant son pas rythmé, et qu’ils s’en allaient tous deux devers la ferme, escortés de loin par la troupe mécontente des évincés.

             Cette marche triomphale l’effarait. Brusquement, sans transition aucune, il venait de passer du rang obscur où il se tenait caché, de sa misère, de son infirmité, au rang suprême de fiancé de Janie, officiellement déclaré, félicité par les grands de ce monde, apostrophé comme un prince par M. le curé, qui vantait ses vertus. Lui, José, le boiteux, « Lou flutaïre » !…

             Après tout, il pensait que cela arrivait bien ainsi dans les contes qu’on se disait à la veillée, et que probablement si les choses étonnantes qu’on racontait n’étaient jamais arrivées à personne, personne n’aurait eu l’idée de les dire. Donc c’était vrai qu’il y avait des fées, puisque Janie en était une. Et qu’il aurait dû s’en douter, vu qu’elle ne ressemblait à aucune autre fille et qu’elle avait plutôt des habitudes mystérieuses avec les fleurs des bois et les oiseaux vêtus de satin, dont la plupart, comme chacun sait, ne sont que les petits pages déguisés des fées.

             Une fois qu’il eut cette pensée, José se calma et s’enhardit . Pour les esprits simples, les miracles sont des choses naturelles que l’on ne discute pas.

             Il osa tourner la tête et regarder Janie. Maintenant qu’elle était à lui, il osait arrêter les yeux sur toute sa beauté et se laisser gonfler le cœur d’amour. Et tout ce qui lui gonflait le cœur, il aurait voulu le dire : il y avait si longtemps qu’il l’étouffait ! Il commença :

             - Janie, ma Janie !..

             - Mon José ! murmura la fillette en baissant le front, timide à son tour, maintenant qu’elle avait fait si superbement son aveu.

             Mais lui aussi baissa la tête ; les mots nouveaux qu’il voulait dire lui faisaient honte et l’embarrassaient. Encore s’il avait fait sombre, comme sous les grands chênes, le soir, derrière la ferme, peut-être, parlant bien bas, qu’il aurait pu les dire, ces mots brûlants que son cœur maintenant forgeait à tous les coups, battant comme un marteau de forge. Mais là, sur la route claire, avec devant les yeux le soleil rougissant qui roulait dans des flammes en descendant vers le coteau, là, à deux pas de la ferme aux portes enguirlandées pleines de gens attroupés, non, c’était impossible ! Il éprouvait le vague sentiment d’un besoin de recueillement, de solitude en quelque ombre sacrée, pour proférer les divines paroles de l’amour.

             Il noua ses doigts plus étroitement aux doigts de Janie, et tous deux, s’étant compris comme ils se comprenaient toujours, eux seuls, en ces délicates pensées, ils avancèrent vers la ferme, charmants de grâce chaste et de timide ravissement.

             Comme ils approchaient, par instinct ils ralentirent, troublés en même temps de cette idée qu’ils allaient se trouver en présence du père et de la mère Giraud.

             En approchant de la cour, ils virent la grange béante, tout emplie déjà de gens qui se tassaient autour des tables. Et sur les tables des plats fumaient, embaumant l’air. Des servantes couraient, les bras chargés de faïences empilées qui claquetaient. Dans la cour, les frères de Janie, baissés près des fûts mis en perce, emplissaient des brocs à longs jets vermeils, ruisselants.

             Il y avait partout la jonchée : on marchait sur des roses semées comme pour le passage du saint-sacrement. Arrivés au bas des marches de l’escalier de bois accolé au flanc de la ferme, Janie et José s’arrêtèrent , entendant une voix qui geignait. C’était la mère Giraud, son tablier levé pour s’essuyer les yeux, qui faisait ses plaintes. Mais quelqu’un lui répondait, un peu rudement, avec des paroles solennelles. Et les plaintes s’arrêtaient.

             C’est que M. le curé, se méfiant des rebuffades, avait pris les devants et il faisait la leçon aux Giraud. Mais toutes les belles choses pour les apitoyer généreusement n’ayant point fait grand effet, il leur parla leur langue.

             - Alors, vous allez le mal recevoir, ce garçon, afin de faire jaser les gens et de compromettre votre Janie ? Vous savez comme on vous jalouse ici et que les méchantes langues iront leur train. D’ailleurs n’avez-vous pas raconté à tout le monde que vous étiez contents du choix de votre fille ? Tirez-vous de là sans qu’on se moque. Et vous voici bien à plaindre, ma foi ! Un garçon laborieux comme une abeille, gagnant de beaux et bons écus qu’il portera désormais dans votre tablier, la mère, pour aider à faire marcher la maison puisque vous les garderez dans votre giron, tous les deux, comme vous le désiriez tant. Hein !.. Ce n’est pas avec l’un des gars de par ici que vous auriez pu faire ménage ensemble. Celui-là vous aurait bientôt enlevé Janie afin de vous faire rendre la dot, tandis que José ne vous demandera rien, au contraire ; et vous pourrez bientôt cacher de grosses économies entre vos draps.

             - Ça, dit le père Giraud, c’est bien à considérer.

             - Certes, ajouta la vieille en faisant le geste de compter sur ses doigts. Cependant c’est dur « un flutaïre » !

             - Eh bien, un autre vous plairait-il mieux qui s’en irait flûter au cabaret ?

             - Oh !

             - Alors ne parlez pas de cela. D’ailleurs José est un artiste. Vous ne le comprenez pas, vous autres, mais Janie le comprend, elle. C’est même parce que José avait un art un peu mystérieux qu’elle l’a aimé. Elle n’a pas vos idées, ni vos besoins ; elle en a d’autres. Un paysan l’aurait rendue très malheureuse. Aussi bien un « monsieur » père Giraud. Et c’est une chance, que le bon Dieu lui ait envoyé, en la personne de José, le seul ami auquel son âme pouvait s’appareiller. Allez-vous dire maintenant que le bon Dieu ne sait pas ce qu’il fait ?… cria un peu fort M. le curé, qui voulait en finir.

             - Oh ! nous ne disons point cela ! protesta vivement la mère Giraud. Et même, puisque cela vous fait plaisir…

             - Oui, répéta le père, puisque cela vous fait plaisir.

             - Allons, vous êtes de braves gens, répondit le curé en leur serrant les mains, et le bonheur de votre petite Janie vous récompensera.

             Quand il les vit émus et les yeux mouillés, il ouvrit vite la porte et cria aux autres qui attendaient en bas, tout pâles, le nez levé vers la porte close :

             - Venez, Janie, et vous aussi, José ; montez.

             Ils eurent un petit frisson et ils montèrent. Pour José, il montait au ciel.

             En haut, M. le curé les poussa devant lui :

             - Remerciez votre père et votre mère, mes enfants. Il vous donnent la permission de vous marier et ils vous bénissent.

             Et lui, le prêtre, étendit la main sur les deux enfants qui sanglotaient.

             Alors l’attendrissement devint général et tout le monde s’embrassa, comme font les paysans, sans grande effusion, mais en franche accolade. C’était fini.

             - Maintenant, à table ; la soupe froidit, déclara la mère Giraud. José, porte ce plat en t’en venant. Et toi, Janie, pousse la porte. Monsieur le curé, passez devant, s’il vous plait.. Et, comme on descendait, processionnellement l’échelle, la fanfare, arrivée dans la cour, se mit à jouer les noces de Jeannette.

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             La nuit vint que l’on mangeait encore et l’on buvait toujours. Il ne fallait pas songer à allumer des torches dans la grange, quant aux lampes, elles auraient semblé des lucioles égarées sur un champ. D’ailleurs, par les portes, la clarté de la lune entrait, éclairant en larges traînées, ici et là, des parties du banquet suffisamment pour qu’on y vit encore à manger et à boire. D’ailleurs on s’apaisait, non de parler cependant, car les langues, bien repues, comme des bidets qui ont eu leur picotin, trottaient et galopaient à l’échappée toutes ensemble.

             Tout au milieu de la table, Janie avec son José à côté d’elle ne disait mot. Ils étaient bien trop heureux pour avoir quelque chose à dire. Mais chacun d’eux pensait (car ils pensaient souvent en même temps) qu’il ferait bon, à cette heure, de marcher tout doucement, le bras à la taille et aux épaules, sur le beau tapis d’herbes douces, le long de l’étroit chemin vert. Mais à tout moment on les interrompait de penser pour porter leur santé à grand fracas de verres.

             Car là aussi l’entente s’était faite. L’étonnement, le dépit, la moquerie des premiers instants s’étaient à peu près fondus dans la chaude bataille du souper, ou, tout au moins, l’on faisait trêve devant l’hôte.

             Cependant, à part soi, les filles gardaient un dédain du choix de Janie, et les garçons s’étonnaient du succès de ce misérable « flutaïre ». Mais on lui parlait avec amitié et l’on buvait à sa fière chance.

             Après la beuverie, les chansons. Ici M. le curé se leva.

             - Ne bouge pas, Pierre ; je sonnerai l’Angélus à ta place. Bonsoir, les enfants. Soyez sages.

             - Oui bien, monsieur le curé, répondirent béatement les mauvais drôles en faisant des mines aux filles.

             Puis on lâcha la bride aux chansons. Il y avait des couplets et des refrains, parfois bêtes, ceux qui venaient des villes, parfois charmants, ceux qu’avaient gardés les vieux de leurs antiques souvenirs : mélopées traînantes sur les mots naïfs, plain-chant rustique d’une poésie mystérieuse et calme.

             Chacun dit son air et Janie, avec ses façons de bergère, chanta un vieux noël.

             - À toi, José lui crièrent méchamment les garçons qui avaient braillés de prétentieux couplets appris dans les tavernes, où José n’apprenait jamais rien.

             Il murmura :

             - Je ne sais pas !

             Mais Janie se pencha à son oreille et ils discutèrent un moment tout bas. Alors José tira sa flûte. D’abord il ébaucha timidement quelques airs, de ceux qu’on venait de chanter, et qu’il enjolivait, comme pour montrer ce qu’il saurait faire s’il le voulait. Puis il s’enhardit et joua une valse rapide composée de trilles bondissants comme pour faire danser les feuilles sous le vent follet. Ensuite il changea et se mit à siffler, très railleur. On eût dit un merle répondant aux jacassement des pies. Puis il tira, tira le son, en modulant, jusqu’à ce qu’il eût pris l’appel languissant des fauvettes, le soir, au bord des nids.

             Comme l’on commençait à s’amuser de l’entendre, il cessa brusquement de jouer ces fantaisies de virtuose qu’il brodait et enchaînait de phrases mélodieuses et délicates. Et tout à coup, après une pause, il partit dans les vocalises éperdues de son chant favori, le chant divin du rossignol alors qu’il meurt d’amour dans les nuits étoilées.

             Et sa plainte était si divinement tendre, ses cris de passion si ardents et si chastes, le tremblement de son âme, folle de joie, de triomphe, passait sur ses lèvres en un souffle si vibrant et pur, que le silence était devenu profond autour des fiancés, maintenant voilés des grandes ombres épandues dans la grange entre les chemins de rayons blancs tracés par la lune.

             Janie avait posé sa tête sur l’épaule de José, qui la tenait à la taille et, penché vers elle, la tête renversée, le cou gonflé, la flûte de roseau portée à ses lèvres d’un geste gracieux de son bras soulevé, il chantait pour elle seule son hymne triomphal qui s’en allait mourant dans un égrènement alangui de trilles perlés, prolongés jusqu’à l’extase.

             Et tout autour d’eux s’entendaient des haleines pressées. Ils pâlissaient, les beaux gars, de voir les filles, sérieuses et émues, ne les écoutant plus et les repoussant du poing pour entendre « lou flutaïre » ; car elles comprenaient maintenant que Janie avait pu l’aimer, Janie qui, les deux bras au cou de José, lui murmurait enfin :

             - You t’aïmi !

             On faisait encore silence, car le chant n’avait point cessé. Et pourtant la flûte de roseau n’était plus aux lèvres de José. Mais personne ne s’en était aperçu, parce qu’au dehors le rossignol commençait à chanter.

    Georges de Peyrebrune.

    FIN



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