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- première partie -
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Conte rustique

             Il y a vingt ans, ou bien il y en a dix, moins encore si vous le voulez. Toujours c’était aux environs d’une période électorale et à une époque où les gens des campagnes, encore mal éduqués politiquement parlant surtout, subissaient l’influence des hauts seigneurs qui faisaient tomber sur eux, à l’approche des élections, la douce pluie des faveurs parfois inutiles ou bizarres. Vous voyez que ce n’est pas d’hier que je parle.

             Ceux du bourg de Lachapelle-saint-Jean, en Périgord, venaient d’apprendre avec une légitime stupéfaction la nature d’un cadeau qui leur était octroyé par la munificence du candidat légitime de l’arrondissement. C’était ni plus ni moins qu’une rosière.

             Entendons-nous, toutefois : la rosière devait être couronnée et dotée par le candidat : mais c’est le bourg de Lachapelle-saint-Jean qui devait fournir la rosière. Et c’était là même ce qui embarrassait le plus les électeurs ; car, bien qu’ils eussent imparfaitement compris toute l’importance de cet événement, ils en devinaient assez pour demeurer perplexes sur le choix qu’ils auraient à faire ; Et certainement, si l’on eut pris la peine de les consulter, ils eussent préféré un pont, une fontaine, voire même une statue à ce couronnement, tout enveloppé qu’il fût dans un respectable sac d’écus. Car enfin, c’était une innovation dans le pays ; personne ne s’y attendait, personne ne s’y préparait. le concours s’ouvrait sans aucun préliminaire et presque comme un guet-apens. Du jour au lendemain il fallait avoir justifié des titres à la couronne. Et dam, ce qu’il y eut de gifles et de mornifles distribuées par les pères et les mères forcément obligées de renoncer à l’espoir de la dot, les joues des filles de Lachapelle-Saint-Jean en conservèrent longtemps le brûlant souvenir.

             Cependant le candidat-député, homme vertueux et de bonnes mœurs, s’était cru véritablement inspiré par une pensée divine lorsqu’il avait imaginé de faire ce don aux habitants du bourg. C’est en vain que le vieux curé, son commensal, subitement pris d’une toux violente, au moment même où l’on demandait son avis sur ce chapitre, avait bredouillé sa réponse, si bien qu’on ne put jamais savoir au juste s’il avait ou non acquiescé. C’est en vain que le garde champêtre, présent à la délibération, avait subitement bâillé du bec, comme un homme à qui on fait ouïr des sornettes : le projet ainsi adopté fut bientôt placardé, en belles affiches roses, sur tous les murs disponibles, collé aux portes, roulé au flanc des ormes sur la place publique, et enfin proclamé entre deux roulements de tambour, à l’issu de la messe, par le garde champêtre lui-même, redevenu sérieux.

             Le premier effarement passé et après que l’on se fut bien examiné les uns les autres avec des mines railleuses ou dépitées, peu à peu, à force de s’évaluer réciproquement, voilà que l’on devint brave. Après tout, les chances paraissaient égales. Et, puisqu’il fallait fournir quand même une rosière, cette jeunesse-ci autant qu’une autre, pourquoi avoir des titres au choix ? Dès lors les compétitions, les intrigues, les querelles, les délations et autres moyens de parvenir furent mis en jeu par ces simples, jusque-là ignorants des grands mouvements de l’âme humaine aux prises avec les combats de la vie. En attendant que l’œuvre du candidat-député moralisa, elle démoralisait le pays tout entier. Mais qui veut la fin….

             Une effervescence produisit cependant un heureux effet : elle servit de dérivatif aux passions politiques. Les adversaires oublièrent de s’injurier au nom de leurs candidats en se cognant pour l’honneur de leurs filles. Celles-ci furent vilipendées aux lieux et place de la république, c’était toujours cela de gagné.

             Enfin le grand jour arriva. Dans la salle de la mairie, portes et volets clos, les juges délibérèrent. C’était le soir, à la nuit tombée. On avait serré les outils et les charrues bien avant l’heure accoutumée, et les grands bœufs rouges, étonnés, ruminaient sur leur paille, semblant rêver de cet événement qui les rendait au repos.

             Ils étaient douze, tous paysans, coiffés de bonnets noirs comme des juges, mais la veste à bas parce qu’on était à fin mai. Et leurs cous hâlés, ridés, aux tendons en saillies, leurs poitrines velues sur un fond rougeâtre, s’étalaient avec un air de nudité antique et comme à travers une toge débraillée. Un chaley à deux becs fumeux pendait du plafond sur la table longue, noire, vide. Le maire tira son bonnet et la discussion commença. D’abord on parla peu, les voix basses, les regards fuyants. Puis on ricana, puis on s’échauffa, puis la table craqua sous les coups de poings brutaux, et le diapason aigu des voix rauques monta, monta, perça la voûte, s’exhala dans la nuit ; Au plus fort du vacarme, la cloche de l’église sonna ; Elle sonna l’Angélus. _ Tin, tin, tin ! Les coups, plus pressés, bavardaient maintenant et disaient leur mot dans la querelle. Ils répétaient obstinément : «  Ave Maria, saluez la Vierge immaculée ; Ave Maria, Ave Maria … » L’assemblée se tut tout net, interloquée.

             Alors le maire reprit :

             _ Je vous disais ben que la chose était malaisée. Faut s’en tirer pourtant. Et il n’y a pas à barguigner. Tant pis pour les filles de Lachapelle- Saint-Jean, ça leur apprendra ; nous prendrons la rosière à Merlande.

             Aussi bien le hameau de Merlande relevait de la paroisse et de la commune de Lachapelle-Saint Jean. Cependant pas un des gens de Merlande n’était présent à la délibération. Mais ceux de Lachapelle ne dirent point non, parce que, à tout prendre, ils préféraient s’en tirer comme cela, que de faire se gausser le monde du choix que chez eux ils auraient pu faire. Et puis ça les mettait tous d’accord, ce qui n’aurait pu arriver autrement, aucun d’eux n’ayant de meilleures raisons que son voisin pour faire triompher sa protégée. Tandis que la fille choisie à Merlande, oh ! celle là ! …

             Le maire avait fait claquer sa langue comme s’il dégustait du vin doux en désignant la future rosière. Et l’Angélus n’avait pas fini de dire son dernier mot, tout bas, tout frissonnant, s’éteignant en l’air comme si la clochette rendait son âme, que déjà les juges s’étaient levés et tiraient vers la porte, traînant leurs sabots : ils avaient voté comme un seul homme.

             Quand la porte s’ouvrit, cela fit une brusque clarté sur la place où des groupes de femmes attendaient, mais un peu loin, et jacassant bas, contre l’usage, tandis qu’au ras du bâtiment, une grande ombre noire allait et venait d’un pas saccadé avec un bruit flottant de jupe lourde. L’ombre s’arrêta, voyant issir de la salle des votes l’aréopage qui se renvestait avec des mines un peu solennelles. Et, dans le clair, on la vit essuyer avec son mouchoir ses tempes ruisselantes.

             C’était le curé, tout rouge et tout angoissé, n’osant interroger personne, tant la peur le tenait. C’est qu’il devait bénir la rosière et lui faire un discours. Or le voyez-vous célébrant les vertus angéliques d’une drôlesse qu’il aurait maintes fois tarabustée derrière la grille pour ses méfaits longuement avoués ! Lui qui n’aurait pas menti pour sauver ses jours, il se voyait condamné à ce public mensonge auquel la discrétion professionnelle le condamnait. Son âme simple était remplie d’horreur. Tout le soir, il avait erré, supputant les crimes de ses ouailles et réduit à conjurer le Seigneur que le choix tombât sur telle ou telle, qui lui paraissait moins intentionnellement perverse ou plus proche du repentir.

             Enfin, suant d’épouvante et demandant du courage à Dieu, il se risqua à balbutier dans l’oreille du maire :

             _ Eh! bien, laquelle ? …

             Le paysan finaud cligna d’un œil :

             _ Rassurez-vous, monsieur le curé ; elle n’est pas de Lachapelle. C’est la Janie, la fille aux Giraud, de Merlande.

             _ Janie… Janie ! … balbutia le curé en croisant les mains comme s’il eut répété l’Ave Maria.

             Et tout d’un coup son front s’illumina, droit levé comme pour rendre grâces, et, sans qu’il pût s’en défendre, il partit d’un large signe de croix en murmurant :

             _ Dieu soit loué !

             Ce n’est pas que le hameau de Merlande ne fût si proche de Lachapelle, qu’il ne fit presque partie du bourg. Mais cela formait un petit coin à part, par la raison que Lachapelle s’étalait en plein soleil sur la côte, avec la grande route au milieu qui charriait incessamment les gens, les industries et les plaisirs de la ville, en laissant de tout un peu, ça et là, dans les auberges où la jeunesse s’éduquait ; tandis que, brusquement, au bout du village, commençait un chemin sous bois qui tournait, dévalait, remontait, aboutissait enfin à un site très abrupt, très caché, comme enfoui, Merlande enfin. Il fallait savoir qu’il était là. Etait-ce pour cela, ou en raison du très petit nombre des habitants, ou pour toute autre cause ? Quoi qu’il en soit, une sorte de paix rustique régnait par-là, avec comme un parfum de bonnes mœurs et de bonne renommée ! S 'il faut croire à l’influence du milieu, voilà qui plaide en faveur des grands bois de pins droits comme des cierges des forêts de chênes aux ombres mystiques jetées sur le tapis des ajoncs et de la mélancolie des ruines hautes, noires, peuplées d’hirondelles et de colombes. Car c’était le tableau que les yeux de la petite Janie avaient contemplé en venant au monde. Et c’est dans ce cadre qu’elle avait grandi.

             Les Giraud, autrefois fermiers, étaient devenus maîtres. Ils avaient ramassé, de ça de là, des bribes détachées des grandes propriétés morcelées, vendues, converties en espèces sonnantes par les propriétaires de jadis. Et petit à petit leur champ s’était élargi, allongé, arrondi, tant et si bien qu’ils passaient pour riches. Et, de fait, ils l’étaient : car la terre est la plus solide fortune et la plus fidèle qui soit au monde quand on veut l’aimer et la féconder. Mais ils étaient demeurés paysans comme devant. Les fils quittaient l’école à douze ans et venaient prendre le manche de la charrue.

             Les filles, ah ! les filles ! c’était autre chose. C’est toujours par-là que l’ambition entre dans les familles, et, depuis Adam, cela n’a point changé. Les filles rapportaient au logis les airs du luxe et de la coquetterie qu’elles attrapaient en fréquentant aux écoles leurs compagnes de Lachapelle- Saint-Jean. Et c’était la forme des robes qui s’affinait, et c’était le chignon qui s’enlevait si haut que le bonnet n’y pouvait plus tenir et qu’un semblant de chapeau venait le remplacer ; Et des rubans par ici, une boucle de ceinture par-là, une dentelle au col, une fleurette au corsage… Bref, les demoiselles Giraud étaient devenues des élégantes, tout en demeurant vertueuses, peut être parce que leurs moyens le leur permettaient. Il va sans dire qu’elles n’allaient plus aux champs, sinon pour s’y prélasser les jours de fête. Si bien que le notaire d’un canton voisin en avait épousé une qui faisait fort bien sa madame et n’avait pas plus mauvaise façon que les bourgeoises du lieu, qui toutes relevaient de petite ou grande bourgeoisie ; On avait donc pris la coutume, chez les Giraud, d’élever les filles dans du coton et les garçons à coups de trique. Et tout cela marchait à merveille.

             La petite Janie semblait faite à souhait pour justifier ce procédé d ‘éducation. Toute petite, elle parut si délicate, si mignonnes, si merveilleuse de forme et de couleur, que l’on pouvait répondre aux gens qui blâmaient l’oisiveté coquette des demoiselles Giraud : « Regardez donc Janie ; est-elle tournée pour s’en aller garder les chèvres ou scier les blés ? »

             Et, de fait, on ne l’eût point imaginée dans ces travaux, sinon le temps de permettre à un peintre d’en faire une esquisse dans le genre de Boucher ou de Fragonard. Maintenant qu’elle avait seize ans et que le grand air l’avait fait pousser comme un jeune pin, droite et fine, que ses yeux noirs, longs, encadrés de cils retroussés commençaient à se baisser, comme chez une fille qui devine pourquoi on la regarde, on se demandait, à la ferme, quel prince pourrait bien épouser Janie. Car à toute sa beauté elle joignait une candeur surprenante, une sagesse mélancolique qui tenait à distance de sa jupe tous les amoureux, intimidait les plus braves, et la gardait ainsi dans une solitude dont sa bonne renommée prenait un nouvel éclat.

             Elle avait cessé tout d’un coup, vers ses quinze ans, d’aller aux danses, elle qui dansait sur ses pointes comme une fée, avec des grâces et une folie de plaisir qui vous étourdissait. Maintenant elle chantait des airs non appris, sans paroles, des mélodies étranges et douces qui lui venaient aux lèvres parfois, dans ses rêveries, comme un ressouvenir.

             Avec ces façons, elle était devenue toute-puissante dans la famille Giraud, où chacun l’admirait bouche bée, comme en surprise d’avoir couvé et fait éclore dans le nid rustique ce bel oiseau délicat et mystérieux. L’on serait venu dire au père Giraud que l’empereur de la Chine lui faisait demander sa fille en mariage qu’il n’aurait point jeté des cris de joie, mais bien plutôt répondu : «  Pas dégoûté, l’empereur ! »

             Aussi ne fut-il point de plaisir, comme on l’eût pensé, lorsque le maire de Lachapelle lui vint annoncer le choix que l’on avait fait de Janie pour être rosière. Il dit tranquillement :

             _ Ça lui était bien dû.

             Comme si tout ce qui nous est dû nous était payé en ce monde ! Mais le père Giraud ne philosophait pas. Même il éprouva quelque déplaisir quand il connu les conditions de ce couronnement. Non pas que les mille écus de la dot lui fissent peine : mille écus sont toujours bons à prendre, quand ça ne vous représenterait qu’un arpent de terre ou deux. Et, justement, il guignait un morceau de pré ! … Mais ce qui le fâchait c’est que, le droit jour du couronnement, il fallait que Janie fût mariée. L’un n’allait point sans l’autre. Et le délai n’était pas long pour choisir un prince ; On vous donnait un pauvre mois, tout juste. Le premier jour de juillet l’affaire devait être dans le sac, c’est à dire que dans une cérémonie préliminaire on nommerait la rosière et son futur. Ensuite on couronnerait et l’on marierait tout ensemble, le jour de l’Assomption, le jour de la fête de la Vierge, qui était aussi celui de la fête votive de Lachapelle-saint-Jean.

             L’effet devait être énorme, tout le pays soulevé, les chemins jonchés de feuillages. Le soir, des lanternes aux branches et des fusées lancées de tous les coteaux. On parlait même d’un ballon… ; mais il ne fallait pas abuser, et, vraiment, le candidat-député faisait bien les choses.

             Le père Giraud écoutait, hochant la tête, trouvant très simple que l’on fit à Janie des ovations quasi-royales ; mais ce mariage le gênait. C’était trop tôt, trop court. Pour un peu, il aurait barguigné et comme César, refusé la couronne. Mais la mère Giraud était bien trop fière et enchantée de faire voir aux commères de Lachapelle que mieux vaut amuser ses filles chez soi avec une guimpe ou un ruban, et les garder sages, que de les laisser se divertir par les chemins dans la compagnie des gars. C’était sa revanche des quolibets, et elle ne l’aurait pas lâchée. D’autant qu’elle n’était point si ambitieuse que son homme pour le mari de Janie et qu’elle l’aurait voulu paysan comme eux, chez eux même, afin de toujours garder près d’elle la petiote, qui était sa dernière et sa plus aimée.

             Quant à Janie, elle fut d’abord bien contente quand elle apprit la nouvelle : puis elle devint toute rouge et embarrassée, et elle se mit à regarder en l’air, comme une personne qui rêve ; en l’air, vers le plafond, où il y avait une cage qui pendait avec deux fauvettes.

             Cependant la mère Giraud lui demandait :

             _ Dis donc, Janie, c’est-il vrai que le fils de chez Longuet t’a fait la cour cet hiver aux veillées ? Ils ont du bien, ces gens, et …

             _ Tais –toi, criait le père, je ne veux point de ça. Tu es folle ! un paysan !

             Alors la vieille repartait :

             _ Peut-être bien que l’instituteur …

             Mais Giraud tapait sur son genou en ricanant :

             _ Un drôle qui gagne son pain tout juste… ha, ha ! …

             Le beau mari pour Janie !

             _ Parle donc, toi, faisait la mère en cognant Janie du coude.

             Car elle était à filer et ne quittait point son fuseau, même pour se disputer avec son homme. Au contraire, dans sa malice, elle tirait plus vite le brin de laine et le fuseau virait plus fort.

             Mais la fillette se taisait le nez en l’air, contemplant ses fauvettes.

             _ Pardine ! reprenait le paysan, elle est de mon avis ; pas vrai, la fille ?

             Alors Janie répondit tout doucement :

             _La cage est trop petite, maintenant que la fauvette a pondu. J’en voudrais une autre plus grande.

             Giraud lui allongea un écu par-dessus la table où Janie s’accoudait, comme elle faisait chaque soir, après le souper, pendant que les gens causaient autour d’elle dans le repos de la veillée.

             _Tiens, t’en iras quérir une autre à la ville, dimanche. C’est pour te récompenser.

             _ A la ville, on ne sait pas faire les cages, répondit Janie dont les doigts blancs jouaient maintenant avec le petit écu et qui tenait ses yeux demi-fermés. Je la voudrais d’osier bien fin avec un feston tout autour.

             _Tu la commanderas à José, dit la mère Giraud.

             _ C’est vrai ! s’écria gentiment la fillette avec un air candide où passait la finesse d’un sourire qu’autour d’elle on ne voyait pas.

             _Qui ça, José ? demanda Giraud.

             Mais la fileuse leva l’épaule, comme impatientée de ces discours et grommela :

             _Eh ! José, le boiteux, qui loge auprès de l’église et fabrique un tas de babioles avec de la ficelle et des joncs… lou flutaïré pardi !

             _ Ah ! bon « Lou flutaïré », répéta le père Giraud. Puis il tira Janie par la manche avec un gros rire.

             _ Tu lui diras que je le louerai pour le faire flûter à ta noce, hein ! Il sera fier, José ?

             _ Quand José joue de la flûte, c’est pour son plaisir et non pour de l’argent.

             _ Alors c’est un paresseux, riposta le paysan. D’ailleurs nous ferons venir une musique de la ville pour faire danser la noce.

             _ Si on fait la noce, riposta Janie.

             _ Eh bien et la rosière ! s’écria la mère Giraud dont le fuseau tomba, tant elle avait tiré sur le fil. Faut pas refuser ça, fillette ; ça te porterait malheur. Et les gens du pays diraient que t’en étais pas digne.

             _Dam ! fit Janie, ça dépendra.

             _ De quoi ?

             _ Du futur ! s’écria le père Giraud. Tu comprends donc rien, la vieille ! Tu ne vois pas que la petite pense comme moi là-dessus.

             _ À savoir, répliqua Janie.

             Les deux paysans se regardèrent ; puis ils regardèrent Janie, interloqués. C’est qu’elle avait dit cela d’un ton ! De ce ton de princesse qu’on lui avait laissé prendre et qui d’ordinaire ne souffrait point de réplique. Aussi ne lui en faisait-on pas. La mère Giraud se remit la première.

             _ Parions, dit-elle, que Janie a un amoureux que nous ne savons point.

             _ Allons donc ! grogna le vieux, très inquiet ; il n’y a personne pour elle dans le pays.

             Et, en dessous, il examinait Janie ; Mais celle-ci ne répondit pas. Elle n’écoutait même plus, quoi qu’on pût lui dire. Et tout bas elle chantonnait des airs inconnus en regardant la cage ou dormaient ses fauvettes.

             Au tournant du chemin qui mène de Lachapelle à Merlande, la ferme des Giraud était plantée. Ensuite leurs champs dévalaient, suivis des prés et des terres de labour, dans les vallons étroits, tortueux, qui serpentaient comme en un labyrinthe autour du petit plateau où s’élevaient l’église en ruines et les quelques maisonnettes qui composaient tout le hameau de Merlande. Ils touchaient donc à Lachapelle, mais en lui tournant le dos. La porte principale, celle de la façade, où grimpaient des vignes de muscat, dont les feuilles sont dentelées, s’ouvrait non loin du chemin sous bois.

             Elle s’ouvrit le lendemain de ce jour, très peu après le lever du soleil, vers six heures environ, et Janie lestement la referma sur elle, sans bruit ; Puis elle sauta dans la sente verte comme un chevreuil cabriolant et se mit à courir. On aurait pu passer tout contre sans l’entendre, d’abord parce qu’elle avait des poses de pied rapides et légères semblables à un effleurement de bergeronnette, ensuite parce, que le chemin est tellement fourré de  mousses fines, vertes et dures, que cela fait un tapis sourd même aux claques des sabots rustauds.

             C’est un chemin très long, mais qui paraît très court grâce à des courbes molles qui ondulent sans cesse et voilent le fin bout jusqu’au moment ou l’on y est. C’est une ancienne voie romaine qui menait de Périgueux à Sainte. Evidemment il n’en demeure rien. Cependant à voir l’étonnante régularité de sa bordure verdoyante, coupée comme une haie, à hauteur d’homme, on croirait marcher entre deux murs tirés au cordeau, solides, épais et couverts d’un revêtement de verdure. Et quelle tapisserie que ces verts nuancés, brochés, ton sur ton ! D’abord ce sont des pousses de chataigners, au feuillage délicat, semblables à des arbustes rares plantés dans des fougères à jour. Des noisetiers sauvages, aux pointes rouges ; des frênes avec leurs feuilles gaufrées d’un vert pâle mêlées aux tiges rudes des ajoncs fleuris de gouttes d’or. Ça et là, des repoussages de chêne autour du tronc taillé au ras du sol. Et sur le tout courait le fil embaumé des chèvrefeuilles et le cordon fleuri du bouquet duveteux des clématites épanouies. Au pied de la haie commençait le gazonnement, qui verdoyait tout le chemin par où passait Janie.

             Cependant elle ralentissait, charmée dans son âme simple par la beauté de ce chemin sans pareil qui l’avait toujours attendrie, même quand elle y courait, toute petite, pour s’en aller jouer, à l’autre bout, avec son ami José.

             Elle savait les renflements de gazon où l’on peut s’asseoir à deux pour tresser avec des herbes drues les nids de fauvettes. Elle connaissait les arbres où, quand le soleil tourne, on se met à l’ombre pour becqueter les merises et les mûres. Elle aurait pu nommer le tournant du chemin où José l’attendait, couché par terre, comme un berger d’Arcadie, avec sa petite flûte de roseau où il jouait des airs que lui seul connaissait. Et cependant, depuis sa première communion, elle n’était pas revenue cueillir des mûres et tresser des nids avec son ami José : le curé l’avait défendu. L’on se rencontrait bien encore parfois, en allant et venant, sans le faire exprès ; mais ce n’était plus la même chose. Quand on s’était dit : «  Bonjour, José ; bonjour, Janie ! », chacun tirait de son coté, n’ayant plus rien à se dire, les mains embarrassées tiraillant des feuilles aux branchettes, çà et là arrachées par maintien, pendant qu’on se retournait l’un vers l’autre en s’en allant.

             Plus tard, lorsque Janie s’en fut aux danses, d’abord elle crut y prendre plaisir. José entrait pour voir, car il ne dansait pas, lui : il était boiteux ; sa hanche avait tourné en tombant d’un arbre où il dénichait des pies. Mais un jour, quand il eut vu Janie tourbillonner comme une toupie de bois dans sa jupe envolée, il devint si triste qu’il s’en alla et ne revint plus jamais voir danser les filles dans la grande salle de l’auberge.

             Après un temps Janie renonça aux danses sans qu’on pût lui faire dire pourquoi. Mais elle se prit à chanter toute seule des airs étranges, doux, sans refrain, qui se modulaient comme un gazouillement de rossignol. Et dans ce même temps elle devint très fière avec les garçons qui la voulaient courtiser, ne souffrant pas qu’on vint rôder près d’elle en qualité de prétendant, ce qui réjouissait le père Giraud, persuadé que la fillette était ambitieuse.

             Lorsque Janie eut atteint le bout du chemin, après avoir retrouvé, au creux des buissons, la cachette de ses premiers rêves, elle s’arrêta, moitié honteuse et moitié résolue, regardant de loin vers un toit presque plat où tournoyait un vol de ramiers aux ailes roses dans la clarté du soleil levant. Ce toit paraissait adossé à la ruine haute de l’église démantelée. Cependant il en était séparé par une claire fontaine au ruissellement babillard sous sa voûte demi-effondrée. La fontaine appartenait à l’ancien prieuré maintenant disparu. Il ne demeurait debout que le chœur de l’église, en forme de tour carrée, fortifiée, percée de meurtrières, avec un poste et des restes de sarbacanes ébréchées et des crevasses où le lierre avait tendu ses réseaux. Cela datait du XIIIè siècle. C’était très beau, rude, d’une mélancolie sauvage. Une nuée d’oiseaux nichait dans les trous des meurtrières : des plumes pleuvaient des sarbacanes ; des roucoulements sonnaient sous le toit pointu d’où s’était envolé le carillonnement des cloches pendant les nuits de siège.

             Des masures environnaient la ruine, bâties de ses débris, semblait-il, et paraissant auprès d’elle d’autant plus misérables avec leurs croisillons où séchaient des loques, leurs portes basses jonchées de bruyères roussies, leurs jardinets clos de palissades en genêts pourris et dans lesquels s’élevaient portant, sur leur colonnette jaspée, la majesté des lis où buvaient les abeilles, et, sur la nappe des massifs, les coupes emmiellées des roses.

             L’un de ces jardinets était partout recouvert d’un treillis de bois fin à demi disparu sous les houblons et les vignes. Il était accollé à une petite maison basse au toit plat, toute blanche de façade, avec une large porte où battait un filet de pêche tout neuf, soulevé, formant portière. De gros clous fichés dans le mur, tout autour, supportaient un étalage de vannerie rustique, paniers d’osier, nasses de jonc, corbeilles de vimes tressées, bercelonnettes de nouveau-nés. Et jetés par-là, comme des voiles de dentelle, des filets s’étalaient, luisants de leur ficelle neuve, tandis que pendait et se mouvaient à l’air du matin les épuisettes, les carrelets, les balances à fond de filet très fin, avec des cercles et des manches de coudrier. Par la grande porte ouverte on voyait le plafond de la chambre peint en jaune d’or et d’où descendaient, comme des lustres et des lampes de chapelle, de jolies cages toutes petites pour les pinsons avec des dentelures et des pompons de maïs, des cages plus grandes pour les pies-margot, mais encore enjolivées, avec une véritable invention d’artiste, de capricieux dessins brodés avec des fils d’écorce et des branches déchiquetées.

             Ensuite toute la chambre était remplie de sièges rustiques faits de branches tordues, de petits meubles à jour en treillis de frêne, de merisier et de bouleau, à l’écorce tachée d’argent. Par terre, un tas de mousses sèches avec leurs belles nuances brûlées était recouvert d’une natte tressée comme les cheveux d’une fille, ajourée et brodée, avec des chanvres teints. On eût dit un tapis d’Orient sur des coussins de soie.

             Le soleil entrait là-dedans et promenait ses rayons, comme un pinceau trempé dans de l’or fluide, sur toutes ces brindilles de fil et de bois entrelacées qui reluisaient, blondissaient, devenaient pimpantes et éclatantes dans le miroitement de leur va-et-vient, au souffle gai du vent qui passait.

             L’arrangement de toutes ces choses révélait un goût d’artiste. Il y avait de l’art et de la poésie dans le décor de ces pauvretés et dans leur groupement harmonieux. Des doigts légers, délicats, avaient dû disposer ces humbles travaux comme un peintre savant aurait pu le faire pour composer un tableau à la fois rustique et baigné de cette poésie grandiose des choses simples. Même on ne s’imaginait pas que le travailleur de cette ruche enguirlandée eût l’aspect d’un lourd frelon, pataud et rustaud, avec un gros ramage de bourdon. Et, de fait, celui qui venait de se laisser choir sur les mousses tendues de paille tressée, où il travaillait d’habitude, mais où il se lamentait maintenant, n’était point rudement bâti comme un ouvrier de la bêche et de la charrue, mais bien plutôt mièvre de forme, chétif et pâlot, comme un souffreteux de la pensée qui vit dans l’ombre tout seul.

             Dans l’isolement on perd le souci de la parure. José laissait croître ses longs cheveux blonds comme les maïs et aussi fins que la soie de leurs épis en fleur : ils tombaient sur son front, sur son cou, sur sa veste, taillée longue comme les vieux les portaient jadis, et de couleur tendre, rayée en camaïeu. Son linge blanc, mais blanc comme l’hostie, le paraît d’une élégance de berger d’opéra. Ses mains d’artiste étaient longues et pâles. Il parlait bas, très doux. Quand il était devenu boiteux, tout son bonheur d’enfant s’en était allé. Il avait compris que la vie était finie pour lui. Plus bon à rien, ni à la terre qu’il aimait, ni à la patrie ni à l’amour puisqu’il ne pouvait travailler à conquérir Janie.

             C’est alors qu’il s’enferma dans la maisonnette que les vieux en mourant lui avaient laissée et qu’il apprit tout seul à tresser les joncs et à nouer les filets. Maintenant il vivait de son art, très riche puisqu’il était sans besoin, très indolent parce qu’il était triste, et rêveur parce qu’il n’avait pas d’autre moyen d’être heureux.

             Ils s’oubliaient des jours entiers couchés sur sa natte orientale, baigné de soleil, parfumé du vent qui passait à travers les lits, et les lèvres collées à sa flûte de roseau qui chantait.

             Mais, ce matin-là, la flûte ne chantait pas. José pensait même qu’elle ne chanterait plus jamais. Le goût et le travail lui paraissaient également perdu. Il avait jeté autour de lui ses filets et ses outils. Immobile en face du soleil, il écoutait vaguement babiller la fontaine comme pour endormir sa douleur sans espoir dans l’éternelle monotonie de ce murmure.

             Tout à coup la clarté du soleil disparut de sa paupière close. José ouvrit les yeux pour voir quelle ombre passait devant lui, et il fit un cri étranglé. Il voulut se lever, courir ; sa jambe boiteuse faiblit sous lui et il demeura agenouillé sur un genou, la face levée, les mains tremblantes. Janie était debout dans l’encadrement de la porte.

             Elle dit au bout d’un moment :

             _ Bonjour, José.

             Et il répondit, balbutiant :

             _ Bonjour Janie.

             Puis, comme il se taisait tout éperdu de surprise, d’angoisse, de joie, elle fit un pas dans la chambre et dit, regardant en l’air :

             _ Je voudrais une cage.

             José se remua péniblement pour se lever, le visage rembruni. Alors vite elle s’assit sur un bel escabeau de merisier, tout près de la natte, en disant :

             _ Ne vous dérangez pas, José ; vous n’avez pas ce qu’il me faut. Je veux que vous m’en fassiez une tout exprès, bien belle. Quand sera-t-elle prête ?

             _ Pour quand la voulez-vous ? murmura José retombé sur son genou, aux pieds de Janie.

             _ Mon Dieu, le plus tôt possible. C’est la fauvette qui a pondu. Vous savez, la petite noire ?

             _ Celle que ? …

             _ Oui, celle que vous m’avez dénichée un soir, là bas …

             _ Près du chemin…

             _ …Dans un buisson de genévriers.

             Ils se regardèrent tristes comme s’ils allaient pleurer.

             Alors Janie reprit très vite :

             _ Les petits, ça tient de la place, et puis, dès qu’ils voudraient voleter, ils se cogneraient aux barreaux de la cage trop petite. Ça me ferait peine.

             _ Je tresserai un nid de paille fine, avec un fond de duvet pour les mettre, si cela vous fait plaisir, Janie.

             _ Oh ! oui ; je serai bien contente, José.

             Elle se reprit à deux fois, tant ça l’embarrassait, pour dire en souriant :

             _ Avez vous appris de nouveaux airs sur la flûte depuis ? …

             _ Depuis l’avant-dernière fête de Saint-Jean, votre fête Janie, où j’ai joué pour vous, caché dans un fossé sous vos fenêtres, pendant qu’on allumait les feux ? …

             _ Et que les gens croyaient que c’était le rossignol, continua Janie.

             _ Non ; depuis, j’ai chanté toujours le même, air répondit tristement José.

             _ Il y a deux ans, soupira Janie.

             _ Le temps passe tout de même, malgré le chagrin.

             _ Vous avez du chagrin ?

             Il dit « oui » de la tête en détournant les yeux, de grands yeux bleus, doux, profonds, clairs comme les cieux et tout brillants des larmes récentes comme des fleurs sous la rosée.

             Alors Janie tourna la tête de l’autre côté et murmura :

             _ Moi aussi.

             José tressaillit et la regarda, étouffé, pris à la gorge par cet aveu. Il répéta :

             _ Vous, vous, Janie ?

             Elle répondit naïvement :

             _ Pardi ! … Voilà qu’ils m’ont nommée rosière, les autres !

             _ Ça vous était bien dû ! s’écria José presque aussi fièrement que le père Giraud.

             Janie leva l’épaule et dit avec toute son innocence :

             _ On en pouvait bien prendre une autre, peut être !

             José avait eu un geste négatif violent, et il ouvrait la bouche pour répondre ; mais il s’arrêta net, en extase devant le visage candide de Janie qui ajouta :

             _ …Une autre qui aurait eu l’envie de se marier. Moi je ne voulais pas. Et voilà que chez nous ils veulent m’y contraindre, parce qu’il le faut pour être rosière.

             José était devenu blanc comme son linge, et il fermait presque les yeux à croire qu’il défaillait. Cependant il balbutia :

             _ Avez-vous choisi votre promis, Janie ?

             Elle tortilla ses doigts et se prit à effilocher le ruban de son tablier, sans répondre et rouge comme une petite rose, avec des battements de paupières nerveux et troublés.

             Ils demeurèrent un grand temps sans parler, malgré qu’ils l’eussent voulu, mais ne trouvant pas un mot, comme si leur langue s’était tout à coup brouillée.

             Alors José eut une idée. Il tira de la grande poche de sa veste une petite flûte de roseau et il l’approcha de ses lèvres. Et, tout doucement d’abord, comme un souffle de brise dans les feuilles, et puis comme un murmure au bord d’un nid, il continua, dans le langage des oiseaux, la conversation interrompue.

             C’étaient des modulations tendres qui commençaient un chant, lequel s’évanouissait peu à peu dans le bercement rêveur de deux ou trois notes cadencées, traînées, filées, ou bien précipitées en trilles éclatants, absolument semblables aux vocalises des rossignols. Et puis c’était le pépiement plus doux des fauvettes, la jolie plainte amoureuse des mésanges, le bavardage des couples d’hirondelles nichés sous les toits. Parfois aussi un cri humain s’échappait de la petite flûte de roseau comme si elle venait d’éclater, brisée par un sanglot monté subitement aux lèvres du « flutaïré ».

             Et Janie comprenait bien tout ce que José voulait lui dire. Elle l’écoutait attentive, la tête baissée et un peu fléchie sur son épaule, dans une langueur attendrie, ses blanches mains croisées dévotement sur la soie brune de son tablier. Elle écoutait, et elle regardait aussi son ami demi-couché sur la natte coloriée, levé seulement sur un coude, les cheveux blonds flottants, le front large d’un poète, les yeux tournés vers le ciel. Et le plaisir confus de Janie devenait très intense dans cette musique idéale qui lui racontait l’idéal amour de ce paysan beau comme un rêve.

             Cependant Janie tressaillit en voyant le soleil déjà haut entrer et tout illuminer dans la chambre. Elle s’était oubliée.

             _ Je m’en vas, dit-elle vivement ; vous m’apporterez la cage.

             _ Je vous l’enverrai, répondit José très sombre.

             _ Non, insista Janie ; portez-la vous-même.

             _ Pourquoi ? Vos parents me méprisent, Janie. Cela me fait peine de les rencontrer.

             Elle balbutia :

             _ C’est qu’ils ne comprennent pas votre talent et … tous vos mérites. Ce n’est pas leur faute, il ne faut pas leur en vouloir.

             _ Je ne leur en veux pas. Seulement j’ai honte ; je préfère me cacher.

             Janie devint toute rouge et frappa du pied.

             _ Honte ! Et pourquoi cette honte ?

             Elle s’était tournée vers José qui l’avait suivie, comme elle s’en revenait du côté de l’ancienne voie romaine. Et elle le vit redresser avec effort sa jambe courte en s’appuyant sur une longue houlette de chêne.

             _ Je suis infirme et je suis pauvre, dit-il amèrement. Les gens qui travaillent la terre n’aiment pas les inutiles ; ils les appellent d’un nom qui est une injure : paresseux. Je travaille pourtant ! dit-il avec un geste de colère.

             Ils étaient entrés maintenant dans l’allée gazonnée entre ses deux murailles vertes, et lentement ils remontaient ensemble ce chemin de leur naïf passé.

             _ Voyez-vous, José, lui dit résolument Janie ; il ne faut pas écouter les gens : ils ne savent pas toujours ce qu’ils disent. Ensuite il y a des choses qu’ils ne comprennent pas. C’est comme qui dirait trop fin pour eux. Tout le monde n’a pas les pensées tournées du même côté. Ainsi, moi, j’aime bien la terre et les champs ; je ne pourrais pas m’accoutumer à vivre à la ville. Mais ce que j’aime ici, c’est précisément ce qu’ils ne voient pas, ce qu’ils ne comprennent pas, les autres. J’aime le soleil parce qu’il est d’une couleur …, d’une couleur …, comme de beaux cheveux d’or qui pendraient du front des anges. J’aime surtout les fleurs et les herbes menues comme ce gazon où nous marchons, et puis les oiseaux parce qu’ils chantent autrement que les hommes, qui ont la voix rude, j’aime bien aussi le son des cloches, le soir, à l’Angelus, quand les étoiles commencent à venir et que l’air sent bon des feuilles secouées. Je ne peux pas leur dire, chez nous, parce qu’ils se moquent aussi de moi. Mais je ne m’en fâche pas, je n’écoute pas, je les laisse rire. Ça ne m’empêche pas de faire ce que je veux.

             Elle dit cela avec une certaine fermeté ; et sa jolie mine faraude de petite fille volontaire, sa mutinerie de paysanne se marquait au front d’un pli d’entêtement entre les sourcils noirs qui se touchaient par la fine pointe. Elle ajouta :

             _ Il faut avoir du courage dans la vie, José.

             Mais lui secoua la tête :

             _ On n’a pas de courage quand on n’a pas de bonheur.

             _ Bah ! dit-elle ; le bonheur, ça peut venir !

             _ Pas à moi, Janie !

             _ Pourquoi ? Vous doutez donc du bon Dieu ! S’il le veut, il peut vous faire bien heureux, d’un jour à l’autre.

             _ Je vous répète, Janie, que c’est impossible.

             _ Eh bien, dit-elle avec gaieté, je veux le lui demander ce soir, dans ma prière ; nous verrons bien ! Je n’ai pas l’habitude qu’on me refuse rien, moi !

             _ Ne riez pas, dit-il d’un air navré.

             Et il s’éloigna de quelques pas pour arracher au buisson des brindilles qu’il déchiquetait nerveusement.

             Tout à coup Janie se prit à courir du côté d’un renflement de terre gazonnée ayant la forme d’une banquette adossée à un taillis de pousses de frênes. Puis elle s’assit en se pelotonnant comme une fillette, rangeant ses jupes, et elle criait à José :

             _ Notre banc, notre petit banc quand nous tressions des nids !… Venez vite, José.

             Il venait aussi vite qu’il pouvait, en claudicant, non sans grâce, tant il y avait d’harmonie dans ce pauvre être blessé comme un oiseau et traînant l’aile avec une sorte de cadence languide. Il souriait tristement du caprice enfantin de Janie ; et il s’assit, la frôlant sans y songer, plein d’innocence comme elle. Il murmura avec un soupir :

             _ Comme il y a longtemps !…

             Et du bout de son bâton jeté devant lui, rêveur, il creusait des trous dans la terre.

             Elle le regarda comme il était très près, entre ses paupières demi-closes, et tout à coup s’écria, frappant dans ses mains, tout ébahie :

             _ Jésus ! comme il vous est venu de la barbe depuis lors !

             _ J’ai vingt ans passés, répondit-il tranquillement

             _ Et moi seize, ajouta Janie.

             Mais voilà que José se mit à taper l’herbe avec son bâton, rageusement ; puis il jeta sa béquille et son chapeau, secouant la tête, d’où s’envolait sa crinière blonde, les yeux brûlants, comme un lion qui va rugir.

             _ Et c’est cette année qu’ils vont tirer au sort, les autres, ceux de ma classe ! Ils seront soldats ! S’il y a la guerre, ils iront se battre ! Et moi, moi ! je suis cloué là, par terre, comme chien, vain Dieu !… Pas même pouvoir aller se faire tuer !…

             _ José ! murmura Janie prête à pleurer.

             Elle cherchait dans son cœur ce qu’elle pourrait bien lui dire pour le consoler. Comme elle trouvait pas…, ou qu’elle n’osait pas, gentiment elle lui mit son bras autour du cou et coucha sa tête sur l’épaule du «  flutaïré ». Ce geste familier d’autrefois appela tout de suite le mouvement machinal du bras de José qui se glissa autour de la taille de Janie. Et ils demeurèrent là un bon temps, sans rien dire, à regarder devant eux le frissonnement des herbes, dans le silence mystérieux de la vallée enveloppée du rideau des grands chênes. C’était comme jadis, lorsqu’ils étaient enfants et qu’ils s’aimaient, sans trouble et sans mystère, par une conformité de pensées et de goûts qui déjà se manifestait et les faisait se chercher innocemment pour le seul et divin appareillement de leurs âmes. Le désir même d’un baiser très pur ne les effleura pas ; la caresse de l’air qui mêlait leur souffle les laissa insensibles, comme aussi le frôlement de leurs jeunes têtes dont les cheveux se mêlaient, faisant de la crépelure fauve épandue sur les épaules de José un voile au front de Janie.

             Immobiles comme ils l’étaient, blottis contre la haie ils ne troublaient plus même d’un soupir la quiétude des mille vies cachées autour d’eux. Des bruissements bientôt se firent entendre : c’était un sautillement sur les branches, un froufroutement dans la haie et dans les feuilles, des vols rapides, des coulées sous les herbes, un réveil. Tout à coup un pinson chanta. Il était gai, hardi. Il se berçait au bout d’une branchette menue, droit sur la tête des jouvençaux ; Certainement son nid devait être là, car il le régalait d’une aubade joyeuse et tendre. De temps à autre il s’arrêtait et un long pépiement doux lui répondait d’un taillis voisin.

             Lentement José leva son sifflet de roseau, sans un bruit, sans qu’une feuille ait remué sous la haie, et il répéta la chanson du pinson. Strophe par strophe il redit l’hymne délicat, alternant avec l’oiseau, qui, pris au piège et redoutant un rival, gonfla sa gorge et déroula ses plus rapides et étincelantes vocalises. Il varia ses airs, les coupa par brusques caprices ou les prolongea jusqu’à mourir. Toujours la flûte de roseau répétait le chant du pinson, qui se tut tout à coup. Puis il y eut une soudaine envolée.

             Alors José releva la tête, écoutant : un bruit sourd de pas qui avait effrayé l’oiseau s’entendait, venant devers eux. Le jeune homme se dégagea vivement et se leva, disant à Janie :

             _ Des gens viennent par ici.

             _ Eh bien ? dit-elle les yeux encore brouillés du rêve qu’elle venait de faire et tout emplis d’un ravissement céleste.

             _ Eh bien, il ne faut pas que l’on nous voie ici, ensemble ; si peu que je sois, cela vous ferait du tort.

             _ Pourquoi, mon José ?

             Les pas se rapprochaient. C’était là, dans le pré, derrière la haie ; des gens qui venaient faire la fauche.

             _ Parce que maintenant, ma Janie, répondit «  lou flutaïré », sa belle tête levée comme par fierté de tant de noblesse et de courage, maintenant vous ne devez plus parler seule à aucun homme sinon à votre promis. Allez-vous en, ma Janie, et que le Bon Dieu vous bénisse !

    José ramassa son bâton et, se coulant devers la haie, rasant les feuilles pour n’être pas vu, il disparut à l’un des tournants du beau chemin vert tapissé de feuillage, embaumé de chèvrefeuille et de clématite, gazonné d’herbes fraîches, étroit et long, silencieux et si doux que les filles l’avaient surnommé le chemin du paradis.

    (lire la deuxième partie du conte)



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